Lemme de Gauss (polynômes)

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Pour les articles homonymes, voir Théorème de Gauss.

En mathématiques, le lemme de Gauss originel énonce que si un polynôme à coefficients entiers est produit de deux polynômes unitaires à coefficients rationnels, ceux-ci sont en fait nécessairement à coefficients entiers.

Sa version moderne en est une double généralisation, remplaçant l'anneau des entiers par un anneau factoriel A, et stipulant que le produit de deux polynômes primitifs (c.-à-d. à coefficients premiers entre eux) est primitif. Elle permet de démontrer la factorialité de l'anneau A[X].

Versions historiques

Le lemme originel apparaît dans les Disquisitiones arithmeticae de Gauss, à l'article 42, sous la forme contraposée suivante[1] :

Version de Gauss — Soient deux polynômes unitaires P = X m + a m 1 X m 1 + + a 1 X + a 0 {\displaystyle P=X^{m}+a_{m-1}X^{m-1}+\dots +a_{1}X+a_{0}} et Q = X n + b n 1 X n 1 + + b 1 X + b 0 . {\displaystyle Q=X^{n}+b_{n-1}X^{n-1}+\dots +b_{1}X+b_{0}.}

Si leurs coefficients a 0 , a 1 , a 2 , , a m 1 , b 0 , b 1 , b 2 , b n 1 {\displaystyle a_{0},a_{1},a_{2},\ldots ,a_{m-1},b_{0},b_{1},b_{2},\ldots b_{n-1}} sont tous rationnels, sans être tous entiers,

alors leur produit PQ a au moins un coefficient qui n'est pas entier.

Démonstration de la version de Gauss à partir de la version moderne ci-dessous

On peut même remplacer, comme dans la version moderne, l'anneau des entiers par n'importe quel anneau intègre A à PGCD, et le corps des rationnels par le corps K des fractions de A.

Il s'agit de prouver que pour tous polynômes unitaires P , Q K [ X ] {\displaystyle P,Q\in K[X]} , si P Q A [ X ] {\displaystyle PQ\in A[X]} alors P , Q A [ X ] {\displaystyle P,Q\in A[X]} .

Par hypothèse, c ( P ) = 1 a {\displaystyle c(P)={\frac {1}{a}}} et c ( Q ) = 1 b {\displaystyle c(Q)={\frac {1}{b}}} avec a , b A {\displaystyle a,b\in A} , et 1 a b = c ( P Q ) A {\displaystyle {\frac {1}{ab}}=c(PQ)\in A} , donc a , b {\displaystyle a,b} sont des inversibles de A, ce qui prouve que P , Q A [ X ] {\displaystyle P,Q\in A[X]} .

Harold Edwards remarque que cette version historique a l'avantage, par rapport à la « version moderne » ci-dessous, de se prêter à une « profonde généralisation », dans laquelle les entiers usuels sont remplacés par les entiers algébriques, et les nombres rationnels par les nombres algébriques[2],[3]. Richard Dedekind a redécouvert (dix ans après Leopold Kronecker) une version encore plus générale (il l'avait dans un premier temps formulée seulement pour les entiers usuels)[4] :

« Théorème de Prague » de Dedekind — Soient P et Q deux polynômes à coefficients algébriques. Si les coefficients du produit PQ sont des entiers algébriques, alors le produit de n'importe quel coefficient de P par n'importe quel coefficient de Q est un entier algébrique.

La version de Kronecker était en réalité bien plus générique[5],[6] :

Théorème de Kronecker — Dans l'anneau Z [ a 0 , , a m , b 0 , , b n ] {\displaystyle \mathbb {Z} [a_{0},\dots ,a_{m},b_{0},\dots ,b_{n}]} de polynômes en m + n + 2 indéterminées, soit C le sous-anneau engendré par les c k := i + j = k a i b j {\displaystyle c_{k}:=\sum _{i+j=k}a_{i}b_{j}} (0 ≤ km + n). Alors, chacun des (m + 1)(n + 1) éléments a i b j {\displaystyle a_{i}b_{j}} est entier sur C.

De plus, en se passant (comme le théorème de Prague) de l'hypothèse « polynômes unitaires », elle englobait aussi la version moderne ci-dessous[4] :

Démonstration de la version moderne ci-dessous à partir du théorème de Kronecker

Soient A un anneau intègre à PGCD et P = i = 1 m p i X i , Q = j = 1 n q j X j A [ X ] {\displaystyle P=\sum _{i=1}^{m}p_{i}X^{i},Q=\sum _{j=1}^{n}q_{j}X^{j}\in A[X]} deux polynômes primitifs. Soit d A {\displaystyle d\in A} tel que P Q d A [ X ] {\displaystyle PQ\in dA[X]} . Alors, chaque p i q j / d {\displaystyle p_{i}q_{j}/d} est entier sur A donc appartient à A (car A est intégralement clos), si bien que d divise PGCD ( { p i q j 0 i m , 0 j n } ) = PGCD ( p 0 , , p m ) × PGCD ( q 0 , , q n ) = 1 {\displaystyle \operatorname {PGCD} (\{p_{i}q_{j}\mid 0\leq i\leq m,0\leq j\leq n\})=\operatorname {PGCD} (p_{0},\dots ,p_{m})\times \operatorname {PGCD} (q_{0},\dots ,q_{n})=1} . Ainsi, tout diviseur commun aux coefficients de PQ est inversible, c'est-à-dire que PQ est primitif.

Version moderne

Articles détaillés : Anneau factoriel et Anneau à PGCD.

Pour exprimer la version moderne du lemme de Gauss, on a besoin de deux notions : celle de polynôme primitif et celle de contenu d'un polynôme :

Soient A un anneau intègre et K son corps des fractions.

  • Un polynôme P = a0 + a1X + … + anXn de A[X] est dit primitif si PGCD(a0, a1, … , an) = 1.
  • Si A est à PGCD, tout polynôme P de K[X] s'écrit comme le produit d'une constante de K et d'un polynôme primitif de A[X]. Cette constante, appelée contenu de P et notée c(P), n'est définie qu'à produit près par un inversible de A, et elle appartient à A si et seulement si P est à coefficients dans A.
Preuve de ces propriétés élémentaires du contenu
  • Le contenu de P existe et est unique à produit près par un élément inversible de A :
    • Existence. Les coefficients de P sont des fractions d'éléments de A. En réduisant ces fractions à un dénominateur commun b (par exemple le produit de leurs dénominateurs respectifs), P s'écrit R/b avec b élément non nul de A et R polynôme à coefficients dans A. En mettant en facteur le pgcd d des coefficients de R, on obtient P = dS/b avec S primitif, donc d/b est un contenu pour P.
    • Unicité. Si d b S = d b T {\displaystyle {\frac {d}{b}}S={\frac {d'}{b'}}T} avec d , d A , b , b A , S = s i X i , T = t i X i A [ X ] {\displaystyle d,d'\in A,b,b'\in A^{*},S=\sum s_{i}X^{i},T=\sum t_{i}X^{i}\in A[X]} et S , T {\displaystyle S,T} primitifs alors b d S = b d T {\displaystyle b'dS=bd'T} donc à produit près par un inversible de A, b d = pgcd ( b d s i ) = pgcd ( b d t i ) = b d {\displaystyle b'd=\operatorname {pgcd} (b'ds_{i})=\operatorname {pgcd} (bd't_{i})=bd'} .
  • Le contenu de P appartient à A si et seulement si P est à coefficients A :
    Le « seulement si » est immédiat. Réciproquement, si P est à coefficients dans A, alors (d'après la preuve d'existence précédente) cont(P) est le pgcd de ces éléments de A.

La version moderne du lemme de Gauss est alors, selon les auteurs, l'un[7] ou l'autre[8],[9],[10] des deux théorèmes équivalents suivants, ou les deux[11],[12], énoncés le plus souvent seulement pour un anneau factoriel A.

Version moderne du lemme de Gauss — Soient A un anneau intègre à PGCD et K son corps des fractions.

  1. Si deux polynômes P et Q de A[X] sont primitifs, leur produit PQ est primitif[13],[14].
  2. Pour tous polynômes P et Q de K[X], c(PQ) = c(P)c(Q)[15],[16].

Plus précisément[17], pour tout anneau intègre A :

  • si A est à PGCD alors il vérifie le lemme de Gauss usuel : si a divise bc et si a est premier avec b, alors a divise c ;
  • s'il vérifie ce lemme alors il vérifie la propriété « PP » (primalité avec un produit) : si a est premier avec b et c alors il est premier avec bc ;
  • PP équivaut au point 1 ci-dessus (donc aussi au point 2 lorsque A est à PGCD) ;
  • les deux implications élémentaires « à PGCD ⇒ Gauss usuel » et « Gauss usuel ⇒ PP » sont strictes.

L'implication « PP ⇒ point 1 » est donc le point clé de la version moderne ci-dessus.

Preuve de ce point clé

Raisonnons par l'absurde, en supposant que (pour un certain anneau A vérifiant PP) il existe deux polynômes primitifs P = a i X i , Q = b j X j A [ X ] {\displaystyle P=\sum a_{i}X^{i},Q=\sum b_{j}X^{j}\in A[X]} dont le produit PQ est divisible par un élément non inversible de A. Choisissons alors un couple ( i , j ) {\displaystyle (i,j)} de somme maximum, parmi les couples d'indices tels qu'un certain diviseur non inversible d de PQ divise aussi a 0 , , a i 1 , b 0 , , b j 1 {\displaystyle a_{0},\dots ,a_{i-1},b_{0},\dots ,b_{j-1}} . Par maximalité, d est premier avec a i {\displaystyle a_{i}} et b j {\displaystyle b_{j}} donc avec leur produit, si bien qu'il ne divise pas a i b j {\displaystyle a_{i}b_{j}} . Mais ceci est absurde, puisqu'il divise tous les autres termes de la somme i + j = i + j a i b j {\displaystyle \sum _{i'+j'=i+j}a_{i'}b_{j'}} et qu'il divise cette somme.

Applications

Le corollaire suivant de cette version moderne est énoncé lui aussi le plus souvent seulement pour un anneau A factoriel[9],[11], et avec « premier dans A[X] » remplacé (provisoirement) par « irréductible dans A[X] »[18],[19],[7],[10]. Il est parfois appelé lui aussi « lemme de Gauss »[20] :

Corollaire[13] — Soient A un anneau intègre à PGCD et K son corps des fractions. Les éléments premiers de A[X] sont :

  • les éléments premiers de A ;
  • les polynômes primitifs de A[X] irréductibles dans K[X].
Démonstration

Soit P un polynôme non constant à coefficients dans A.

  • Supposons P premier dans A[X]. Alors il est irréductible dans A[X] donc :
    • P est primitif ;
    • de plus, si P = BC avec B et C dans K[X] alors, d'après le lemme de Gauss, P = QR avec Q = B/c(B) et R = C/c(C) dans A[X], si bien que Q ou R est inversible dans A[X] donc B ou C est inversible dans K[X].
  • Réciproquement, supposons P primitif et irréductible dans K[X] et montrons qu'il est premier dans A[X].
    Supposons que P divise QR dans A[X]. Comme P divise QR dans K[X], il divise (par exemple) Q dans K[X]. Le polynôme S := Q/P vérifie alors c(S) = c(Q)/c(P) = c(Q) ∈ A donc SA[X], donc P divise Q dans A[X].

Soit maintenant p un élément de A. Si p est premier dans A[X], il est clairement premier dans A. Réciproquement, s'il est premier dans A et s'il divise QR dans A[X], alors il divise c(QR) = c(Q)c(R) donc il divise (par exemple) c(Q) dans A, donc p divise Q dans A[X].

On déduit de ce corollaire que si A est un anneau intègre à PGCD alors l'anneau de polynômes en plusieurs indéterminées A[(Xi)iI] aussi (que I soit fini ou infini), et que de même, si A est un anneau factoriel alors l'anneau de polynômes A[X] est factoriel[9],[11],[13],[19],[18] (donc tout anneau de polynômes en plusieurs indéterminées à coefficients dans A est aussi factoriel[9]).

Ce corollaire peut aussi être utilisé pour démontrer le critère d'irréductibilité d'Eisenstein[21],[22].

Enfin, la version de Gauss suffit pour démontrer que les polynômes cyclotomiques (unitaires à coefficients entiers) sont irréductibles.

Notes et références

  1. Cité d'après la traduction française faite par Poullet-Delisle en 1807, disponible sur Wikisource. (Le traducteur utilise le mot « fonctions » à la place de « polynômes ».)
  2. (en) Harold M. Edwards, Divisor Theory, Springer, (lire en ligne), p. 1.
  3. (en) Alexey L. Gorodentsev, Algebra II, Springer, (lire en ligne), p. 229, l'énonce sous le nom de « lemme de Gauss-Kronecker-Dedekind », en remplaçant les entiers algébriques par les éléments entiers sur un anneau commutatif unifère quelconque A et le corps des nombres algébriques par un sur-anneau quelconque de A.
  4. a et b Edwards 1990, p. 2-4.
  5. (en) Thierry Coquand et Henrik Persson, « Valuations and Dedekind’s Prague theorem », J. Pure Appl. Algebra, vol. 155,‎ , p. 121-129 (lire en ligne), Th. 6.
  6. (en) Nicholas Phat Nguyen, « Valuation and divisibility », arXiv,‎ (arXiv 1404.6215), Cor. 7.7.
  7. a et b Jean-Étienne Rombaldi, Leçons d'oral pour l'agrégation de mathématiques, seconde épreuve : les exercices, De Boeck Supérieur, (lire en ligne), p. 67, mais seulement pour A = ℤ.
  8. N. Bourbaki, Algèbre commutative (lire en ligne), chap. 7, § 3, no 5, lemme 1.
  9. a b c et d Serge Lang, Algèbre [détail des éditions], chap. V, § 6 (éd. ang. p. 126-128).
  10. a et b Xavier Gourdon, Algèbre et probabilités, Ellipses, coll. « Les maths en tête », (lire en ligne), p. 62, mais seulement pour des polynômes de ℤ[X].
  11. a b et c Jean-Pierre Ramis, André Warusfel et al., Mathématiques, tout-en-un pour la licence 3 : cours complet avec applications et 300 exercices corrigés, Dunod, , 2e éd. (lire en ligne), p. 12.
  12. Guy Auliac, Jean Delcourt et Rémi Goblot, Algèbre et géométrie, ÉdiScience, coll. « Objectif Licence », (lire en ligne), p. 63, mais seulement pour des polynômes de A[X].
  13. a b et c (en) Hwa Tsang Tang, « Gauss' lemma », Proc. Amer. Math. Soc., vol. 35,‎ , p. 372-376 (DOI 10.1090/S0002-9939-1972-0302638-1).
  14. (en) Irving Kaplansky, Commutative Rings, University of Chicago Press, , chap. 1.6, p. 42, exercice 8.
  15. (en) Ray Mines, Fred Richman et Wim Ruitenburg, A Course in Constructive Algebra, Springer, (lire en ligne), p. 123.
  16. (en) Pete L. Clark, « Commutative algebra », sur alpha.math.uga.edu, , p. 282, Th. 15.24.
  17. (en) D. D. Anderson et R. O. Quintero, « Some Generalizations of GCD-Domains », dans D. D. Anderson, Factorization in Integral Domains, Marcel Dekker, (lire en ligne), p. 189-195, en particulier Th. 3.1, Ex. 3.7 et Ex. 3.12.
  18. a et b Auliac, Delcourt et Goblot 2005, p. 63-64.
  19. a et b Jean-Pierre Escofier, Toute l'algèbre de la licence : Cours et exercices corrigés, Dunod, , 5e éd. (lire en ligne), p. 506-507.
  20. Jean-Jacques Risler et Pascal Boyer, Algèbre pour la licence 3 : groupes, anneaux, corps, Dunod, (lire en ligne), p. 100, mais seulement pour A = ℤ.
  21. Risler et Boyer 2006, p. 100.
  22. Gourdon 2021, p. 62.

Bibliographie

(en) Jimmy T. Arnold et Philip B. Sheldon, « Integral domains that satisfy Gauss's lemma », Michigan Math. J., vol. 22, no 1,‎ , p. 39-51 (DOI 10.1307/mmj/1029001420)

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